Le 16 mai 2011

Culture et société

Les vrais ennemis du français

Jean Paré, journaliste et auteur

«M'appelle Birahima. Suis p'tit nègre. Pas parce que je suis black et gosse. Non! Mais suis p'tit nègre parce que je parle mal le français. C'é comme ça. Même si on est grand, même vieux, même arabe, chinois, blanc, russe, même américain; si on parle mal le français, on dit on parle p'tit nègre, on est p'tit nègre quand même. Ça, c'est la loi du français de tous les jours qui veut ça.»

Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé (Le Seuil)

S'il n'en tenait qu'aux vestales du renouveau pédagogique, on ne prendrait plus en compte la grammaire et l'orthographe dans la correction des examens. Ou si peu. L'important, dans la conception que ces mandarins ont du savoir, est sa qualité «holistique». Comme si l'on pouvait comprendre et s'exprimer sans ce logiciel qu'est la langue. Un petit «bug» avec ça? Et selon le document Pour une révision des épreuves uniformes de langue d'enseignement et littérature (sic), l'exigence serait une mesure punitive et, tenez-vous bien, une «conception judéo-chrétienne» — en Asie, ou chez les musulmans, on ne punit pas? Alors, que propose-t-on, une conception bouddhiste, taoïste, zen, animiste? Et une langue loftienne ou staracadémicienne?

La langue qui n'existe pas

De temps à autre, un auteur qui se pense le premier à le découvrir nous exhibe le serpent de mer de la «langue québécoise». L'un d'eux a même décrété que, ce patois n'étant pas écrit, n'ayant pas de grammaire officielle et ne pouvant donc s'enseigner, il convient que les Québécois le parlent, mais écrivent en français. Ajoutez «de France», pour bien marquer la distance et l'étrangeté. En somme, une littérature en langue étrangère. Outre que ce serait là un cas rare, qui nous attirerait de nombreux congrès de linguistes — et sans doute d'humoristes —, il n'est pas facile d'écrire dans une langue que l'on ne pratique pas et que, par conséquent, on connaît mal. Quand la sociologie kidnappe la littérature, c'est pour l'assassiner.

«On en est venu à se persuader, écrivait Louis Francoeur en 1937, déjà, qu'il existe, par opposition au français tout court, un français canadien dont personne, il va sans dire, n'est en mesure d'enseigner la syntaxe et l'étymologie puisqu'il n'y en a pas.»

Le rêve de tricoter une langue exclusive aux Québécois serait suicidaire s'il n'était voué à l'échec… Non pas que le québécois soit une impossibilité : la télévision, même d'État, sinon surtout d'État, est en train d'y arriver. Et l'école aussi, qui devrait pourtant être l'antidote. Mais sitôt qu'on y sera, cette nouvelle langue s'avérera inutilisable en dehors de la tribu, et l'on devra recourir à l'anglais pour parler même aux cent millions de francophones d'ailleurs. Un anglais d'aéroport, évidemment. Il faut aussi prévoir qu'à peu près rien de 3000 ans de culture universelle ne serait traduit dans la «novlangue». Chaque société a sa «musique» de la parole et quelques mots spécifiques pour les réalités locales, mais une langue n'a qu'une grammaire.

Les petits soldats de l'anglicisation

Ce n'est pas l'anglais qui menace la survie du français en Amérique, c'est le rejet, ouvert ou inconscient, du rapport à la culture mère. Orphelin, le Québec sera vite «adopté». Et l'on sait par qui. Les patoisants sont les petits soldats de l'anglicisation. Gérald Godin, poète avant de se perdre en politique, savait, lui, que «le joual n'est que le présent du Québec, et le français son avenir».

Je m'étonne que ceux qui militent pour un «québécois» autonome mais n'ont que mépris pour le «chiac» — ou tout autre créole — ne voient pas l'obscène contradiction.

«Je suis de ceux qui pensent qu'une langue ne cesse jamais de bouger et l'assimilation des mots étrangers — italiens hier ou anglais aujourd'hui — ne m'empêche pas de dormir. Mais si j'accepte que ma langue bouge, je ne veux pas qu'elle s'abîme, qu'elle devienne obscure, qu'elle s'empâte ou qu'elle s'amaigrisse… Si j'étais né afghan, si j'étais né croate, ma langue maternelle m'aurait été un obstacle plutôt qu'un lien... Je ne suis pas seul au monde puisque des milliers de lecteurs, des millions de spectateurs me comprennent grâce à ma langue. Je ne suis rien sans cette langue.»

Jean d'Ormesson, Le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée (Gallimard)